28.1.11

Je suis au carrefour de trois portes. Derrière chacune d'elles, un de mes professeurs de géographie. Il faut que je leur parle, coûte que coûte.


Louis de Clerc, Séville-Alcasar, porte de la grande salle des ambassadeurs,
1859-1860, collection du Musée d'Orsay, déniché au mot "porte".


Derrière la porte bleue émaillée: un monsieur à col roulé mauve et à tête de sphère, assis sur les genoux d'un photographe un peu ventripotent.
Derrière la porte grise blindée: une jeune femme, avec une cafetière italienne, qui fume une cigarette en tapotant un porte plume.
Derrière la porte verte en verre fumé: Arioviste, courbé, qui attend l'invention de la poudre à canon.

Félix Nadar, Pierrot enjambant une porte-fenêtre
1854, Musée d'Orsay au mot-CLÉ "porte".

J'essaye d'ouvrir la grise, lourde grise, qui résiste de tout son blindage. A l'appui de tout mon corps, elle finit par se laisser faire et je découvre, dans le grincement du métal, la jeune femme. Elle touille le café bien chaud dans la tasse. Le professeur dit: "Marianne, est-ce tu reveux du café? Marianne, on en a refait." Les tasses disent: "Cling". Personne ne me prête attention. Le professeur dit: "Marianne, est-ce tu reveux du café? Marianne, on en a refait." Les tasses ne répondent pas. J'hésite. Une autre porte est au fond de la pièce. Peut-être recèle-t-elle un autre professeur. Tout le monde me voit. Marianne dit: "Bonjour". Je répète comme si je ne comprenais. Elle touille le café bien froid. Le professeur se lève et dit: "attendez moi là, il faut que je vérifie quelque chose à la bibliothèque." Je m'écarte, il referme la porte.

Félix Teynard, Karnak-Thèbes, Grande porte du Nord
1851, même source sourcilleuse.

La bleue captive mon regard avec ses petits carreaux dansants. Je toque. On m'ouvre. De grands bras mauves qui m'étreignent mollement. "Venez vite, venez vite, il ne reste plus que  huit secondes."
"Sept" il me guide jusqu'à l'estrade
"Six" il plante une couronne de laurier sur ma tête
"Cinq" il époussette mes souliers
"Quatre" il tourne mon menton de trois quarts
"Trois" il me tend un pot de bégonias gigantesque
"Deux" il s'installe sur les genoux du photographe
"Un" je réalise tout juste
Le flash brûle nos rétines. Je crie. Une petite voix mauve bredouille "Ah, j'ai oublié de vous donner les lunettes." Les deux types rigolent. "C'est l'éclipse de 99!"
N'empêche que toutes les lumières ont été absorbées par l'appareil. Même si mes yeux s'habituent lentement à l'obscurité, je rétorque "Comment faire maintenant? Il faut vraiment attendre le prochain lever de soleil?", le photographe me propose d'aller trouver le seul interrupteur de la bâtisse, dans des toilettes condamnés au bout du couloir où désormais tout l'étage vient faire sa vaisselle, parfois, en pyjama. J'y rampe sans saluer les petits vieux. Le sol semble se gondoler dans l'obscurité, aussi je gravis des montagnes et glisse dans des vallées obscures. Arrivée dans les anciens W-C, un débat a lieu, dans la nuit artificielle, sur le doctorant malgache qui est vigile à l'ANPE. Des éclaboussures soutiennent les propos révoltés. Je n'ose pas demander l'interrupteur, seulement, je pose le genou dessus et tout s'éclaire. Je coupe court à travers champs. La seule chose qui m'importe est la dernière porte, la belle demoiselle verte.

Anonyme, La marquise de Arconati-Visconti, costumée, debout dans l'encadrement d'une porte, main sur la hanche, 
1910-1920, Propriété du Musée d'Orsay, rayon Porte.




Paul Haviland, Florence Peterson ouvrant une porte
1909, Orsay fond de photos sur les portes.

J'enfonce la clenche, défonce la plinthe et salue l'assemblée composée d'Arioviste principalement, et seulement. En tout et pour tout. Arioviste. Il n'a pas l'air réjoui de ma venue. Pas l'air heureux du tout. À tendance, légèrement bouleversé. Je lui propose un café dans la salle, puisque Marianne en a refait. Non. Son portrait par un photographe efficace et très entier. Non. Je soupire. Il se redresse enfin. "Merci, mon petit, j'avais perdu le souffle." Il se gonfle, poumons ex-nihilo. Un gorille. Il grimpe sur la table. "Très bien, et maintenant la lecture." Ragaillardi, il attrape un bottin et l'agite violemment, ouvert, au-dessus de sa tête hirsute. Le spectacle est beau: les petits caractères tressautent et tombent dans son oreille. Il rigole, ouvre grand la bouche, les yeux, les sens, et rit de plus belle. Chatouillé, piqué, ému. Je rougis d'assister à cette bouffonnerie. Aussi je referme doucement la porte, en remettant la clenche, en ajustant la plinthe.

Puis je sors, je sors de mes rêves. Où étaient donc les autres professeurs? Stèq qui m'invitait à entrer? Dubuisson? Déboy?


Gustave Eiffel, Quatre personnes debout devant la porte d'entrée du château de Madronentre 1890 et 1892, Orsay.

26.1.11

Edgar m'a offert (une photo de) mon portrait en forme de chaise, il y a deux mois. Je l'ai rencontré en juin 2009, dans la verrière du Casino Luxembourg, le forum d'art contemporain de la capitale luxembourgeoise, un soir où les autochtones avaient décidé de déguster du homard tous vêtus de blanc, canotiers à l'appui, aux abords du musée. J'ai aidé son sculpteur à réaliser un oeuf en polystyrène de deux mètres de haut. Il pleuvait un crachin de particules blanches dans toute la galerie de verre. De la noix de coco de synthèse qui renforçait mon enthousiasme, à tel point que nous nous comparions même aux Révoltés du Bounty!

Aujourd'hui, ce Monsieur Honetschläger est à Rotterdam où il présente son film poésie, son film maudit, son film encore inédit: Aun - The Beginning and the End of All Things, auquel j'ai un petit peu contribué, lorsqu'il m'a invitée à Vienne, le même été. Ca enchante ma journée. Voilà plusieurs mois que toute l'équipe attend ce moment, sur le sommet d'un volcan...

24.1.11


J'entendais les bruits de la fête.
Maurice Chevalier traversait mon couloir.
Je ne le connaissais point et ne le reconnaissais guère.
Il transportait, en haletant bruyamment, une porte d'armoire en petit bois suédois
Intéressée, je m'enquis de son affaire. Il cherchait l'appartement à l'affiche rouge. Sûrement celui d'Antigone, au cinquième étage. Il trouvait terrible d'avoir à y monter toute une bibliothèque.


23.1.11

Il est minuit trente trois, j'ai peur des chiffres, je les embrasse, ils se collent, flasques, dans le duvet de mes blancs bras. Tom chante par le ventre. Écoute-le, poisson! Frétille. Crépite. Bascule.

Un garçon a croisé mon regard. Il portait un chapeau de traviole, et, trois vieilles, sur un rebord de trottoir, tiraient sur leurs vielles à roue dans un crescendo de pépiements. Une bouffée d'asphalte et le garçon regagne le ventre d'une machine à laver. Les feux passent du rouge au vert, au rouge, orangé, vert, bleu, bleu puissant, carmin sanguin, cime de montagne, cendre saumâtre, piquet de grève, ocre anthracite, vert mer de sel. Le rythme se disloque et le garçon s'extirpe d'une boule de mouchoirs mouillés. Il retire son chapiteau Trévise. Il a trouvé le poignard caché dans le papier journal. Je n'en crois pas mes yeux. Je les plisse et il le défroisse, le journal. Le déchire. Les lambeaux volettent, enturbanent les dames qui pianotent et dodelinent de leurs chansons de faubourg. Qu'elles ont les doigts fins! Que je vis en voyant le train bicolore qui scie le seul immeuble que la terre porte, au son de leurs voix, comme si elles dirigeaient l'engin par leur propre puissance. L'euphorie arrive. Le reflux de la centrale vapeur. Le seul immeuble  que la terre porte où je n'habiterai jamais. Et que saurais-je de ses habitants? De ce qu'il contient chaque nuit comme rêve? Et de ses cahots? De ses cris? Des brûlures de nappe en plastique et des fous rire de gosses? Les chiens? Les dodus? Les peluches de poussière et les boîtes à chaussure? Les salsifis et les sacs à mains? Je le regarde, le regarde, le seul immeuble qui danse une valse à mille temps avec trois chimères inspirées et expirées par la nuit qui doucement s'appesantit sur nous... Je le regarde ce garçon au chapeau tordu, aux yeux perdus, évanouis dans le tambour à grands battants.